Chapitre IX
La faïence colorée de l’horloge luisait à la lumière de l’âtre du salon. Il s’agissait sans conteste d’une belle pièce, qui n’aurait pas déparé les collections du British Museum. Mais de Triangle d’argent, point. Le petit groupe avait examiné la clepsydre sous tous les angles sans découvrir quoi que ce fût d’inhabituel.
— Il n’y a rien…, conclut Megan d’un air chagriné.
— Il reste cette possibilité, rétorqua Cassandra en désignant la figurine de Neptune.
Tous retinrent leur souffle.
— Vous pensez que… ?
Cassandra arracha d’un geste décidé la statuette de son socle et la jeta vers la cheminée contre le manteau duquel elle se brisa avec fracas. Au milieu des débris de Neptune jonchant le tapis apparut alors une boîte rectangulaire en argent, semblable à un petit coffret à bijoux, gravée elle aussi sur le couvercle d’un triangle à sommet inférieur enfermant un ouroboros. À sa vue, un sourire s’épanouit sur le visage de Jeremy. Son intuition s’avérait juste : l’horloge contenait bien un Triangle.
Dévoré de curiosité, le groupe se resserra autour de la table. Cassandra palpait la boîte, la tournant et la retournant délicatement entre ses mains, hésitant à l’ouvrir de peur d’être déçue.
— Soulevez le couvercle, lui enjoignit Nicholas, les yeux brillants d’excitation.
Elle obtempéra, et la boîte s’ouvrit avec un grincement contrarié. Tous se penchèrent d’un seul mouvement pour en distinguer le contenu.
Là, un soupir de déception unanime s’échappa de leurs lèvres. La boîte ne contenait pas le Triangle espéré. Juste un morceau de parchemin froissé couleur d’ivoire, légèrement déchiqueté sur les bords.
Mais lorsque Julian tendit la main pour s’en saisir, l’espoir refit surface car une seconde boîte s’offrit alors à leurs yeux. Elle n’était pas en argent, mais en émeraude d’un vert étincelant, et son couvercle était recouvert d’un clavier de bois dont chaque touche correspondait à une lettre de l’alphabet latin. Cassandra prit la boîte et essaya de l’ouvrir, en vain. Chacun tenta sa chance à tour de rôle sans plus de succès. La boîte demeura obstinément scellée, et personne n’osa employer la force de peur d’abîmer son contenu.
— Nous n’y arriverons pas ainsi, déclara finalement Julian. Il est probable qu’il faille taper un mot ou une phrase sur le clavier pour déclencher l’ouverture.
— Quel mot, quelle phrase ? interrogea Jeremy d’un ton fiévreux.
— La réponse à cette question se trouve probablement dans le parchemin.
Julian déplia avec précaution le document et l’étendit à plat sur la table afin que tout le monde puisse le voir. Le parchemin comptait une seule ligne, écrite à l’encre bleu pâle et composée de lettres formant un fatras incompréhensible :
qkymnivmpmpxvvofwkzqaqu
Avec un bel ensemble, les sourcils se froncèrent devant ces hiéroglyphes.
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? gémit Jeremy, atrocement désappointé.
À tout hasard, il entreprit de taper l’étrange suite de lettres sur le clavier de la boîte d’émeraude. Rien ne se produisit.
— Ce serait trop évident, commenta Julian. Nous sommes en présence d’un message codé : Cylenius a crypté les mots permettant d’ouvrir la boîte. Cette chasse au trésor ne se révèle pas aussi simple que nous le pensions…
— Mais ce document ne sert à rien si nous ne pouvons pas le lire ! s’exclama Jeremy, qui arborait pour le coup un air de chien battu. Quel besoin Cylenius avait-il de le coder ? L’horloge était déjà suffisamment difficile à trouver !
— Cela n’a rien de surprenant, remarqua Julian. Comme je vous l’ai expliqué, les adeptes considéraient l’alchimie comme une science sacrée, et ils multipliaient les stratagèmes pour rendre obscurs leurs traités. La cryptographie était l’un des moyens utilisés : certains alchimistes employaient des alphabets composés tantôt de signes hermétiques, tantôt de lettres entremêlées de chiffres ; d’autres écrivaient à rebours, ajoutaient au corps des mots des lettres inutiles, ou au contraire supprimaient des lettres. D’autres encore remplaçaient des membres de phrases entiers par des mots qu’ils inventaient, ou désignaient les opérations, les produits et les appareils par de simples lettres de l’alphabet. Il semblerait cependant que Cylenius n’ait utilisé aucune de ces méthodes, conclut Julian en relisant le parchemin, ce qui ne nous facilite pas la tâche.
— Quoi qu’il en soit, un message codé se déchiffre, rétorqua Nicholas dont l’assurance ne faiblissait jamais. Tout code a une clé de décryptage, il suffit de découvrir celle-ci.
— C’est plus facile à dire qu’à faire, objecta Julian qui fixait toujours le parchemin. Tout dépend de la complexité du code employé. À première vue, compte tenu de la disposition des lettres, celui-ci me semble particulièrement difficile à décrypter.
Jeremy releva la tête et lui lança un regard plein d’espoir.
— Vous donnez l’impression de connaître le sujet, Lord Ashcroft. Pensez-vous être capable de décoder ce texte ?
— Je l’ignore. J’ai eu l’occasion par le passé de m’intéresser à la cryptographie, reconnut-il comme à regret, et son visage s’assombrit d’étonnante façon, mais je suis loin d’être un spécialiste en la matière. Je dois étudier en détail ce message.
Megan paraissait perplexe.
— Comment crypte-t-on un document ?
— Les méthodes de chiffrement reposent sur deux principes essentiels : la substitution et la transposition, lui expliqua gentiment Julian. Substituer signifie qu’on remplace certaines lettres par d’autres, ou par des symboles. Transposer équivaut à permuter les lettres du message afin de le rendre inintelligible. Il peut exister des substitutions mono-alphabétiques, dans lesquelles on remplace chaque lettre du message par une lettre différente, ou poly-alphabétiques…
— Ça a l’air drôlement compliqué ! lâcha Megan sans réfléchir, les yeux écarquillés devant le bizarre assemblage de lettres.
Surpris, les autres la dévisagèrent d’un air réprobateur.
Julian sourit.
— Pas forcément. Comme je l’ai dit, la complexité des codes est variable. Certains sont très simples à déchiffrer, d’autres demandent des mois, voire des années d’étude pour en découvrir la clé.
— Mais nous n’avons pas tout ce temps devant nous ! s’écria Jeremy, consterné.
— Vous avez raison, approuva Cassandra. Nous devons agir le plus vite possible. Chacun doit tenter sa chance dès ce soir, et l’un de nous finira bien par percer le secret de ce message.
Des copies du parchemin furent aussitôt rédigées, et le groupe entier s’attela avec ardeur au décryptage du mystérieux document.
Cette flambée d’enthousiasme collectif se consuma toutefois assez vite. Le lendemain, tout le monde, à l’exception de Julian, avait renoncé à déchiffrer le code, la difficulté de la tâche paraissant insurmontable aux novices qu’ils étaient en matière de cryptographie.
— Je crois que nos espoirs reposent désormais exclusivement sur Julian, confia Cassandra à Andrew, alors qu’ils se trouvaient tous les deux seuls au salon avant le dîner. Je ne sais s’il a progressé dans le décryptage, on ne l’a pas vu depuis hier soir.
L’air lointain, Andrew hocha la tête sans répondre. Debout devant la porte-fenêtre, il contemplait le parc d’un regard absent depuis une bonne demi-heure. Cassandra, inquiète, s’approcha de lui.
— Tu sembles perturbé depuis mon retour. Que se passe-t-il ? Serais-tu contrarié à cause… de l’horloge ?
Andrew parut émerger de sa rêverie. Il se tourna vers son amie et la scruta calmement.
— Tu l’as volée, n’est-ce pas ? Tu as manqué à ta promesse.
Cassandra baissa les yeux, gênée comme une petite fille prise en faute. Elle aurait préféré qu’il se mette en colère. Son ton paisible, et cependant lourd de reproches, la déstabilisait.
— Je n’avais pas le choix, se défendit-elle, mal à l’aise.
— Pourquoi ne pas avoir essayé tout simplement d’acheter l’horloge à son propriétaire ?
— J’y ai pensé, bien sûr, mais s’il avait refusé de me la vendre et qu’elle ait été volée juste après ma visite, il m’aurait immédiatement soupçonnée. Je ne pouvais courir le risque d’attirer l’attention sur moi.
Cassandra n’avait parlé à personne de l’attaque du Cercle du Phénix dont elle avait fait l’objet, et elle se félicita intérieurement de cette décision. Andrew se serait inquiété encore davantage s’il avait été au courant.
— Je comprends, murmura celui-ci, qui parut tout à coup très fatigué. Mais ce n’est pas ce qui me préoccupait de toute façon. En fait, poursuivit-il après un silence, j’ai perdu un de mes patients de l’asile peu avant ton retour. Un garçonnet d’à peine six ans, le petit Dick Monahon.
— Oh ! Je… je suis navrée, balbutia Cassandra, prise au dépourvu.
Quelle égoïste elle faisait ! Croire qu’Andrew était préoccupé à cause d’elle… Elle se sentait idiote et terriblement confuse.
— J’aurais aimé pouvoir le sauver, ajouta Andrew très bas.
— Tu ne peux pas guérir tout le monde ! protesta la jeune femme. Je suis certaine que tu as fait tout ton possible.
— Mais cela n’a pas été suffisant, rétorqua Andrew d’un ton amer.
Cassandra contempla son ami avec tristesse. Il prenait son métier très à cœur, trop peut-être. La souffrance d’autrui le bouleversait, et il avait une fâcheuse tendance à culpabiliser lorsque par malheur un de ses patients passait de vie à trépas. Elle aurait aimé le réconforter, trouver les mots justes pour l’empêcher de se torturer. Dans un geste apaisant, elle leva la main vers l’épaule d’Andrew, hésita quelques secondes, se ravisa, et la laissa lentement retomber. Non, aussi sincère que fût son désir de l’aider, elle était bien incapable d’un tel exploit.
Le cœur lourd, Cassandra quitta la pièce.
« Ayant parlé à Voss de l’affaire d’Helvétius, il se moqua de moi, s’étonnant de me voir occupé à de telles bagatelles. Pour en avoir le cœur net, je me rendis chez le monnayeur Brechtel, qui avait essayé l’or. Celui-ci m’assura que, pendant sa fusion, l’or avait encore augmenté de poids quand on y avait jeté de l’argent. Il fallait donc que cet or, qui a changé l’argent en de nouvel or, fût d’une nature bien particulière. Je me rendis ensuite chez Helvétius lui-même, qui me montra l’or et le creuset contenant encore un peu d’or attaché à ses parois. Il me dit qu’il avait jeté à peine sur le plomb fondu le quart d’un grain de blé de pierre philosophale. Il ajouta qu’il ferait connaître cette histoire à tout le monde. Il paraît que cet adepte avait déjà fait la même expérience à Amsterdam, où on pourrait encore le trouver. Voilà toutes les informations que j’ai pu prendre à ce sujet. »
Avec une attention passionnée, Julian relut ces lignes. Elles étaient tirées d’une lettre que le célèbre philosophe Spinoza avait adressée à Jarrig Jelles le 25 mars 1667. Ces quelques phrases prouvaient irréfutablement la véracité de l’expérience vécue par Helvétius un an plus tôt à La Haye.
Jean-Frédéric Schweitzer, connu sous le nom latin d’Helvétius, était un savant considéré et l’un des adversaires les plus acharnés de l’alchimie au XVIIe siècle. Toutefois, ses opinions changèrent radicalement en 1666. Le 27 décembre de ladite année, il reçut en effet la visite d’un étranger qui refusa obstinément de dévoiler son nom. L’inconnu annonça à Helvétius qu’ayant eu vent de ses critiques à l’encontre de la science d’Hermès, il venait lui apporter la preuve matérielle de l’existence de la pierre philosophale. Il lui montra alors une petite boîte d’ivoire contenant une poudre d’une métal line couleur de soufre, et il se servit de cette poudre pour pratiquer la transmutation des métaux : sous le regard confondu d’Helvétius, la pierre philosophale changea le plomb en or. Le digne savant fut tellement émerveillé de ce succès qu’il écrivit un ouvrage, Vitulus aureus, dans lequel il relata cette expérience et prit la défense de l’alchimie.
Les exemples de ce type abondaient. Les alchimistes avaient souvent pratiqué la transmutation des métaux devant témoins, de façon telle que la fraude était rendue impossible, et les multiples témoignages historiques semblaient constituer des arguments irréfragables en faveur de l’existence de la pierre philosophale. Du reste, de brillants scientifiques tels qu’Helvétius étaient difficiles à tromper, et ils n’avaient en outre aucun intérêt à mentir.
En soupirant, Julian reposa l’Histoire de l’alchimie sur le bureau. Sa raison l’empêchait d’admettre la réalité de la pierre philosophale, et cependant ces témoignages le troublaient profondément à la lueur des derniers événements.
Avec un nouveau soupir, il reporta son attention sur le bureau. Devant lui s’étalaient une dizaine de feuillets couverts de son écriture serrée, fruits de sa tentative de décryptage du parchemin de Cylenius. Après avoir passé de longues heures penché sur le document, son crâne commençait à le faire sérieusement souffrir, d’autant qu’il n’avait effectué aucun progrès depuis la veille. Suivant quelle loi ces lettres avaient-elles été réunies ? Lord Ashcroft n’en avait toujours pas la moindre idée. Les combinaisons des langages chiffrés se comptant par milliards, il risquait de passer encore un long moment à étudier le parchemin. À cette idée, son mal de tête s’accrut.
Et pourtant, il était heureux d’avoir trouvé ce dérivatif à ses pensées. Depuis son arrivée au manoir Jamiston la semaine précédente, son esprit ne cessait de vagabonder, l’empêchant de se concentrer sur quelque sujet que ce soit. Malgré lui, ses pensées revenaient constamment à cet étrange garçon aux cheveux blancs qu’il avait recueilli et soigné, et qui s’avérait être un dangereux assassin, un ennemi… Il se demanda où le jeune homme pouvait se trouver en cet instant, s’il s’était remis de sa blessure à l’épaule. Avait-il toujours son regard d’enfant perdu… ?
Julian secoua brusquement la tête, espérant ainsi chasser ces idées ridicules. Son attitude virait au grotesque. En quoi le sort de ce criminel lui importait-il ? Agacé, il se leva pour aller dîner.
Son entrée dans la salle à manger, dans laquelle tout le groupe était déjà réuni autour de la longue table en acajou, fut accueillie par des regards interrogateurs. Sans dire un mot, il s’assit et contempla distraitement les riches tapisseries flamandes qui ornaient l’un des murs, attendant que le majordome ait terminé le service et quitté la pièce pour parler.
— Je n’ai pas encore déchiffré le document, annonça-t-il lorsque la porte se fut refermée sur le domestique. J’ai utilisé toutes les méthodes de cryptographie connues avant 1575, date supposée de la mort de Cylenius selon Dolem, mais aucune ne s’applique à ce message. Le code de César par exemple…
— Le quoi ? l’interrompit Jeremy, interloqué.
— Le code de César consiste en une substitution mono-alphabétique définie par un décalage de lettres. Par exemple, si on remplace À par D, on remplace B par E, C par F, D par G, et ainsi de suite.
Son auditoire opina, fasciné.
— Il existe d’autres méthodes par substitution ou transposition mono-alphabétique, comme le carré de Polybe. Mais toutes celles que j’ai tentées sur ce texte ont échoué…
Il s’interrompit soudain, comme si la lumière venait de se faire dans son esprit.
— À moins que… non… ce serait extraordinaire… Cassandra haussa des sourcils interrogateurs.
— Que se passe…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Julian, mû par une impulsion subite, avait déjà quitté la pièce.
*
Monumentale, la bibliothèque du manoir Jamiston s’étendait sur deux étages, avec plusieurs escaliers de bois desservant une galerie qui courait le long des murs couverts de reliures. Entre les deux fenêtres du fond, face à une haute cheminée où ronflait un feu impressionnant, cinq gros fauteuils flanqués chacun d’un guéridon supportant une lampe bouillotte étaient disposés en arc de cercle.
Blottie dans un de ces fauteuils en cuir, Megan se délectait de la lecture d’Ivanhoé, ouvrage qu’Andrew lui avait offert à l’occasion de son dernier anniversaire en juillet. Megan, qui était abonnée à toutes les bibliothèques et clubs de lecture de Londres, adorait les romans car ils nourrissaient son imagination enflammée. Par malheur, son frère avait eu la déplorable idée de lui faire également présent de plusieurs manuels de savoir-vivre et d’économie domestique (Traité sur la conduite du ménage, Manuel de l’épouse anglaise et autres fadaises de la même eau) qui auraient probablement fait mourir Megan d’ennui si elle ne s’était empressée de les enfouir dans les profondeurs inexplorées de sa commode (à moins qu’elle ne les eût directement jetés au feu ? elle ne se rappelait plus très bien).
Alors qu’elle était plongée dans un passage palpitant du récit, un gémissement parvint aux oreilles de la jeune fille. Excédée, Megan leva les yeux de son ouvrage et jeta un regard noir à Jeremy. Le journaliste, assis à une longue table tendue de cuir fauve et couverte de plusieurs livres ouverts, tentait à nouveau de déchiffrer le message codé de Cylenius, initiative qui n’aurait nullement gêné Megan s’il n’avait ponctué ses efforts de bruyants soupirs particulièrement crispants qui l’empêchaient de se concentrer sur sa lecture.
— J’ai la tête en feu ! lança Jeremy d’un ton plaintif. Réfléchir me donne la migraine !
— C’est que vous manquez d’habitude, rétorqua perfidement la jeune fille, bien décidée à se débarrasser de l’importun.
— Pimbêche ! siffla Jeremy entre ses dents.
— Qu’avez-vous dit ? cingla Megan.
— Rien, répondit Jeremy en lui adressant un sourire désarmant.
Megan nota en son for intérieur que Jeremy avait un très beau sourire (pas aussi beau que celui de Nicholas, bien sûr, mais presque) et se radoucit.
— Ne devriez-vous pas être en ce moment à votre journal ? s’enquit-elle plus aimablement.
Jeremy haussa les épaules avec insouciance.
— Ce serait en effet le cas en temps ordinaire, Miss Ward, mais j’ai demandé quelques jours de congé et le rédacteur en chef du London City News a bien voulu me les accorder.
Megan se redressa dans son fauteuil, les yeux pétillants d’intérêt.
— Travailler au sein d’un journal doit être passionnant. Vous avez beaucoup de chance. Si j’avais été un homme, je crois que c’est le métier que j’aurais choisi, ajouta-t-elle d’un air de regret.
Jeremy la dévisagea avec curiosité. Il s’apprêtait à lui répondre lorsque la voix grave de Julian leur parvint du hall. Les deux jeunes gens échangèrent un coup d’œil ravi.
— Lord Ashcroft est enfin sorti de sa chambre ! s’écria le journaliste avec excitation. Peut-être est-il parvenu à décrypter le document ?
Sans attendre de réponse, il se précipita hors de la bibliothèque, suivi par Megan, et fonça vers le salon où un Julian épuisé avait rejoint Nicholas, Andrew et Cassandra qui dégustaient un brandy.
Depuis le dîner de la veille, Lord Ashcroft n’avait pas quitté ses appartements, s’y faisant même servir ses repas. La pâleur de ses traits et les larges cernes bordant ses yeux témoignaient de la nuit de labeur passée sur le message codé. Néanmoins, un sourire triomphant éclairait son visage.
— J’ai enfin réussi à déchiffrer le parchemin ! lança-t-il d’un ton réjoui en agitant les feuillets qu’il tenait à la main. J’ai d’abord utilisé des systèmes par substitution mono-alphabétique pour décrypter le code, mais je faisais fausse route. En réalité, Cylenius a utilisé une méthode beaucoup plus complexe, un système par substitution poly-alphabétique qui est censé n’avoir été initié qu’à la fin du XVIe siècle par un Français nommé Biaise de Vigenère. Cylenius était donc un précurseur, c’est extraordinaire !
Le petit groupe, complètement perdu, écoutait Julian avec une politesse feinte, dévoré qu’il était par l’envie de connaître le contenu du parchemin. Mais Julian ne semblait pas pressé d’arriver au dénouement.
— Ce système est très simple, poursuivit-il sur sa lancée. L’idée de Vigenère est d’utiliser un chiffre de César, mais où le décalage utilisé change de lettres en lettres. Pour cela, on utilise une table composée de vingt-six alphabets, écrits dans l’ordre, mais décalés de ligne en ligne d’un caractère. Pour coder un message, on choisit une clé qui sera un mot de longueur arbitraire. On écrit ensuite cette clé sous le message à coder, en la répétant aussi souvent que nécessaire pour que sous chaque lettre du message à coder on trouve une lettre de la clé. Pour coder, on regarde dans le tableau l’intersection de la ligne de la lettre à coder avec la colonne de la lettre de la clé.
Julian s’interrompit soudain. Megan et Jeremy le contemplaient bouche bée, le regard chargé d’incompréhension. Andrew et Nicholas n’étaient guère plus à l’aise. Seule Cassandra paraissait surnager dans ces eaux obscures.
— Ai-je été trop vite ? Souhaitez-vous que je répète ?
— Non, répondit Cassandra. Continuez, s’il vous plaît.
— Cet algorithme de cryptographie comporte de nombreux points forts. Il est très facile d’utilisation, mais extrêmement complexe à déchiffrer car une infinité de clés peuvent être produites.
— Mais… vous avez réussi, n’est-ce pas ? hasarda Jeremy, plein d’espoir.
— Le décryptage est difficile, mais pas impossible. En vérité, ce type de code comporte des failles : l’essentiel est de trouver la longueur de la clé…
Julian s’interrompit de nouveau, frappé par le désarroi manifeste de ses interlocuteurs. Il semblait douloureusement surpris de leur inaptitude à saisir les finesses et subtilités de la cryptographie. Désappointé, il se résolut à abréger l’explication en allant au plus simple.
— Le code était complexe mais la clé facile à trouver puisque Lubomir Straski a utilisé son propre pseudonyme, « Cylenius ». En utilisant cette clé, j’ai pu décoder le message. Il s’agit de la devise latine « Omnia ab uno et in unum omnia », « Tout est en un et un est en tout », qui renvoie au dogme fondateur de l’alchimie, celui de l’unité.
Cassandra alla chercher la boîte d’émeraude et la posa précautionneusement sur la table. Avec une prudente lenteur, elle tapa cette devise sur le clavier de bois. Chacun retint sa respiration, le cœur battant, à l’écoute du moindre bruit provenant du mécanisme. Enfin, au bout de ce qui leur parut être une éternité, un déclic se produisit et le couvercle se souleva.
— Julian, vous êtes un génie, souffla Cassandra au grand désespoir d’Andrew.
Une nouvelle déconvenue les attendait toutefois : la boîte ne contenait qu’un autre parchemin à la patine jaunâtre et aux coins morcelés par les siècles. Ils restèrent un moment immobiles à le contempler, digérant leur déception.
— C’est sans fin, siffla Nicholas entre ses dents.
— Les alchimistes étaient prudents, observa Julian.
Il prit délicatement le manuscrit entre ses doigts et se pencha sur l’encre pâlie.
— Il s’agit d’un plan qui indique l’emplacement d’une île. Le nom d’une ville est indiqué sur la carte pour nous guider : Inverness…
Il redressa la tête et sourit.
— L’Écosse… C’est là-bas qu’est caché le Triangle de l’Eau…
*
Les Werner venaient de finir de souper dans leur vaste demeure de Bedford Square, et les membres de la famille étaient réunis dans le grand salon surchargé de meubles massifs, de peintures, de miroirs, de compositions de fleurs séchées, de broderies, d’ornements et de figurines de porcelaine. La pièce respirait l’aisance matérielle et la respectabilité, et cependant elle dégageait une irrémédiable sensation de tristesse. Beau, mais lourd, l’ameublement était principalement constitué de chaises, tables, crédences et consoles en chêne noir. Le tapis de Turquie qui couvrait le parquet était sombre et très épais. Les lampes à gaz sur le mur grésillaient doucement en dessinant des cercles de lumière blafarde qui ne parvenaient qu’à grand-peine à vaincre l’obscurité ambiante. La tapisserie de velours et les volumineux rideaux qui obturaient les quatre fenêtres donnant sur la rue étaient d’un vert foncé paraissant presque noir à la lumière.
Assis dans un vaste fauteuil de cuir capitonné près de la cheminée, le Commandeur était plongé dans Le Bulletin de la Bourse. Son épouse Emily faisait les comptes du ménage à son bureau, tandis que ses filles, Victoria et Brittany, s’adonnaient à la broderie sur le sofa. La maison respirait la quiétude et la tranquillité. Seuls des bruits de vaisselle émanant de la cuisine au sous-sol rompaient de temps à autre le calme silence du foyer.
Emily, tout en étudiant les factures, réfléchissait. Elle devait rendre visite au pasteur McBryde et à sa femme le lendemain pour régler les détails de la prochaine vente de charité initiée par la paroisse au bénéfice des mères célibataires (que Dieu leur pardonne !). Organiser ce genre d’événement impliquait un travail de longue haleine, et ils n’étaient pas trop de trois pour y faire face.
Elle releva la tête de ses papiers et rencontra le regard de son époux. Elle lui sourit, et il lui sourit en retour d’un air absent. Charles semblait pensif, voire anxieux. Peut-être son travail lui causait-il des soucis ? Diriger une banque constituait une lourde responsabilité, et depuis quelques années la charge semblait s’être encore accrue, au point qu’Emily, faisant montre d’un humour inhabituel, se plaisait à répéter qu’elle en était venue à considérer la banque comme un membre à part entière de la famille. Charles passait désormais en dehors du foyer plus de temps qu’il n’était raisonnable, et cependant Emily en savait très peu sur ses occupations. Une épouse n’était pas censée s’intéresser aux affaires de son mari, aussi Charles avait-il toujours répondu de manière évasive aux questions qu’elle lui avait posées par le passé.
Emily savait également par expérience qu’il était inutile d’interroger son époux sur les motifs de son inquiétude actuelle. Bien que leur mariage eût été célébré vingt-cinq ans plus tôt, il demeurait à bien des points de vue une énigme pour elle. Emily s’estimait malgré tout très chanceuse de l’avoir épousé. Charles était un homme distant et secret en apparence, certes, mais c’était surtout un bon père et un bon mari, un homme sur lequel on pouvait compter, et c’était déjà beaucoup.
Charles Werner de son côté contemplait sa famille avec satisfaction. Il lui faudrait bientôt songer à marier Brittany et Victoria. La première allait sur ses vingt et un ans, la seconde en aurait bientôt dix-neuf. Cela ne serait pas un problème. Les partis honorables ne manquaient pas dans leur entourage (avec un peu de chance, peut-être même pourraient-elles s’unir à des aristocrates désargentés), et toutes deux étaient de charmantes jeunes filles. Sans être d’une beauté époustouflante, elles étaient néanmoins très jolies et dotées de toutes les qualités requises pour devenir de bonnes épouses. De ses deux filles, Victoria était celle dont il se sentait le plus proche, sans doute parce qu’elle représentait en quelque sorte une version améliorée de lui-même ; elle possédait son intelligence, son sang-froid et sa rigueur, mais également la rectitude morale et le goût de la justice qui lui faisaient si cruellement défaut. Si elle n’avait pas été une femme, il en aurait fait son successeur et lui aurait sans hésiter confié les rênes de la banque Russell.
La paisible vision de sa famille ne parvint cependant à distraire Charles de ses préoccupations qu’un bref instant. De sombres pensées l’assaillirent de nouveau, tourbillonnant sans répit dans sa tête. Le projet en cours l’inquiétait. De fait, certains signes n’étaient pas bons.
L’attitude de l’assassin en particulier le laissait perplexe. Le garçon aux cheveux blancs avait réussi à subtiliser le Triangle de Cassandra Jamiston, mais au prix d’une grave blessure, et il avait disparu plus de trois jours sans donner de nouvelles, ce qui ne lui était jamais arrivé par le passé. Werner l’avait attendu en vain toute la nuit au lieu de rendez-vous fixé. Où l’assassin avait-il passé ces trois jours ? Il aurait donné très cher pour le savoir. Plus grave encore, la tentative d’assassinat de Nicholas Ferguson à Prince Street avait avorté, et pour la première fois en quatre ans, le jeune homme avait failli à sa mission. Il est vrai que les circonstances avaient joué contre lui, puisque Miss Jamiston était arrivée la première sur les lieux. Cette femme n’était décidément pas à prendre à la légère. Mais l’homme de main du Cercle du Phénix était en principe d’une fiabilité exemplaire. Précis, habile, dépourvu d’états d’âme… et muet, cette dernière caractéristique constituant naturellement une précieuse vertu dans le milieu de la criminalité. C’était pour ces qualités que lui, Charles Werner, l’avait choisi afin qu’il devienne l’exécutant des basses œuvres de l’organisation. Du coup, l’échec du tueur lui paraissait de mauvais augure pour la suite. Comme si la machine bien huilée s’était soudainement grippée, qu’un caillou venait sournoisement de se glisser dans le brillant mécanisme.
Surtout… surtout… le garçon, à son retour de sa mystérieuse escapade, lui avait paru changé, à la fois plus distant et moins froid. Une imperceptible transformation s’était opérée en lui. Quelque chose d’indéfinissable, ce qui n’avait pas empêché Werner de comprendre au premier coup d’œil qu’un événement insolite s’était produit, sans pouvoir toutefois en deviner la nature exacte. Et il n’aimait pas ça, non, il n’aimait pas ça du tout.
Un mauvais pressentiment concernant toute cette affaire l’envahit, et il dut faire un terrible effort de volonté pour conserver une apparence de calme aux yeux de sa femme et de ses filles.
Un coup frappé à la porte lui permit opportunément de s’extraire de ses réflexions. Wilson, le majordome, entra.
— Un message pour vous, Monsieur. Un garçon de course vient de l’amener.
Charles décacheta l’enveloppe et déplia le papier. Il reconnut aussitôt l’écriture familière dont le tracé nerveux et fleuri témoignait d’un caractère irascible.
Il devait y avoir du nouveau.
— Un problème à la banque, annonça Werner en se levant. Je dois y aller. Wilson, faites préparer la voiture, je vous prie.
— Si tard ? s’étonna Emily. La nuit est déjà tombée, ce n’est guère prudent. Vous travaillez beaucoup trop, mon ami.
Charles sourit et se pencha vers elle pour l’embrasser.
— Hélas, ma chère, certains devoirs m’appellent. Je ne puis m’y soustraire.
Il embrassa également ses filles.
— Je ne pense pas m’absenter très longtemps. À tout à l’heure.
Dans le vestibule, Charles enfila son manteau et mit son haut-de-forme. Tenant toujours le message à la main, il s’approcha d’une bougie posée sur le guéridon de l’entrée et offrit le papier en pâture à la flamme qui commença à le dévorer. La feuille se tordit puis se consuma avec rapidité entre les doigts de Werner, mais il ne la lâcha que lorsqu’elle fut presque complètement en cendres.
Ce devoir accompli, il sortit.